Pilou

Pilou, c’est l’adorable petit chien que mes parents ont adopté début 2020 : il nous a servi d’inspiration pour un projet de confinement, réalisé sous Godot.

Craquant, non ? Si craquant, d’ailleurs, que tout les passants ne peuvent s’empêcher de l’admirer et de vouloir lui faire des papouilles.

Lorsque Pilou passe à portée (dans la collision zone spécifique) d’un promeneur, celui-ci le caresse et lui transmet du virus

Or en pleine pandémie, de tels épanchements peuvent s’avérer dangereux : Pilou dispose d’une barre de « vie », correspondant à son niveau d’infection au virus, et celle-ci augmente avec chaque caresse.

La barre permet de savoir où en est le degré d’infection de Pilou (le temps écoulé depuis le début du jeu est également précisé)

Heureusement, des gels hydroalcooliques ont été oubliés un peu partout dans le parc, permettant de se désinfecter un peu les poils et ainsi de faire redescendre le niveau d’infection.

Le gel se déclenche lorsque Pilou passe dessus, et diminue son taux d’infection

Le but du jeu est d’esquiver les passants, qui repèrent Pilou dès qu’il passe dans leur champ de vision, et le suivent alors jusqu’à le reperdre de vue (leur déplacement par défaut est aléatoire). Le tout est codé via des algorithmes de raycasting et de navigation mesh.

Champ de vision et collision zone d’un promeneur
Les obstacles sont en négatif sur la navigation mesh, afin que les promeneurs soient contraints de les esquiver

Le jeu se termine lorsque Pilou retrouve ses parents, et est gagné si la barre d’infection se trouve alors sous les 50%.

Petite danse finale des parents heureux de retrouver leur Pilou

Nous avons également expérimenté, dans la partie ‘bac à sable’ de ce projet, avec quelques algorithmes de flocking, bien que nous ne les ayons pas intégrés directement.

Pour jouer ou jeter un œil au code, rendez-vous sur GitHub.

Publié le
Catégorisé comme Godot

ICON de Sidi Larbi Cherkaoui

© Mats Bäcker

Sidi Larbi Cherkaoui a le talent de savoir mêler sur scène des mondes en apparence opposés. Dans Puz/zle, déjà, j’avais pu goûter le mélange des chants corses, porteurs d’une nostalgie lancinante, et de la violence de la pierre – mélange qui m’avait paru rappeler l’âpreté du maquis sous les airs de douceur que renvoie parfois l’île de beauté. Bien sûr, ça n’était sans doute dû qu’à mes affects, mon propre rapport à ces paysages dont j’ai justement toujours chéri la rudesse bien plus que les séductions d’ensemble.

C’est précisément ce qui me paraît puissant dans les chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui : du chaos qu’il crée sur scène, il nous laisse tirer nos propres interprétations, se contentant de fournir une infinité de pistes. Le regard, en effet, est incapable de saisir l’ensemble des mouvements produits tant chaque danseur a les siens propres. L’expérience proposée ne peut dès lors qu’être unique pour chaque spectateur. C’est pourquoi je ne veux pas prétendre décrire ce que fut réellement la représentation ICON à laquelle j’ai assistée, mais seulement ce qu’elle m’a fait vivre.

Il me semble que Sidi Larbi Cherkaoui tient à respecter les sensibilités propres et la personnalité de ses danseurs. J’ignore dans quelle mesure ces derniers interviennent dans la constitution des chorégraphies, quelle part est laissée à l’improvisation ou à la pure expression de soi, mais je suis toujours marquée par la puissance de leur présence, par la force avec laquelle ils s’extraient du groupe pour se révéler dans leur époustouflante singularité.

La succession des solos qui ouvre presque la pièce m’a ainsi profondément marquée. Chaque être semblait s’y débattre à sa manière sur les sons du sanshin, comme piégé entre les échos de ces cordes dont la troisième se répercute et résonne jusqu’au fond de la cage thoracique. Et le spectateur, le souffle coupé par ce même son qui le cloue sur son siège, le corps rendu fébrile par son immobilité même, n’a d’autre choix que de vivre pleinement ce que lui racontent les mouvements du danseur, là pour exprimer ce qu’il n’est pas en mesure de dire.

L’innocence monstrueuse du golem m’a tout autant émue. Le voir s’arracher à la terre et se battre contre sa propre matière pour se façonner à l’image des humains qu’il voit défiler ne va pas sans provoquer un certain attendrissement. Les humains passent, légers et insouciants malgré leurs attributs de glaise qui rappellent que tous sont issus de la même boue. Il les regarde, et se tord de plus belle. De poignante, l’expérience devient cocasse lorsqu’il se targue de danser sur Cheap Thrills comme eux, suivant la même chorégraphie qu’eux, avec ses mouvements mal dégrossis. Le comique de la scène se mêle à l’admiration pour la performance du danseur, et pour l’audace de Sidi Larbi Cherkaoui, qui n’hésite pas à nous rappeler que c’est précisément dans la pop culture que, depuis toujours, naissent les mythes.

 

Sources

— Image © Mats Bäcker
La Villette

Rowan Hisayo Buchanan, Harmless Like You

© Eric Tortora Pato

Rowan Hisayo Buchanan était l’invitée de la librairie Shakespeare and Company, le 24 mai dernier. Elle y a lu deux extraits de son premier roman, Harmless Like You, avant de parler de ses inspirations et de son rapport à l’écriture.

Je ne l’avais vue, avant ça, qu’à travers ses photographies. Toutes me renvoyaient l’image d’une grande nostalgie, d’une peine profondément enfouie dans le regard – elle correspondait à cet égard parfaitement à la façon dont j’imaginais Yuki, l’un de ses personnages principaux. Pourtant, c’est une jeune femme drôle et pétillante que j’ai eu le plaisir de découvrir et d’écouter. Une seconde surprise m’attendait d’ailleurs par rapport à sa voix : si, lorsqu’elle lit, s’entend un accent anglais sobre mais clairement identifiable, il devient beaucoup plus ambigu lorsqu’elle se met à parler avec naturel, et semble osciller à sa manière entre l’américain et le britannique.

Rien de tranché, donc, dans sa personne et dans sa parole – exactement comme dans son roman. Le récit, en effet, met en parallèle les histoires d’une mère et du fils qu’elle a abandonné. Yuki, jeune femme dans les années 60, veut se consacrer en priorité à sa carrière d’artiste ; Jay, à l’époque actuelle, est poussé par l’imminence de sa propre paternité à retrouver sa mère. Si seul ce dernier raconte à la première personne, l’intériorité de Yuki nous est également transmise avec une belle subtilité, notamment par le jeu d’une association entre couleur et sentiment.

Harmless Like You est un livre sur l’inévitable transmission de la douleur entre les êtres. Qu’elle soit volontaire ou involontaire, politique ou individuelle, la souffrance vient toujours de l’autre, est toujours infligée à l’autre. Rowan Hisayo Buchanan explore les multiples facettes de cette transmission, des origines aux conséquences, à travers les liens et fractures générationnelles. Elle en livre un tableau poignant mais subtil, douloureux mais jamais pessimiste, porté par une prose aussi simple que travaillée.

Interrogée sur le titre de son oeuvre, la jeune auteure confessait son obsession pour le terme de « harmless ». Elle soulignait en particulier le fait qu’on se sent toujours gêné et désolé d’être considéré « harmful » (ici : « blessant »), mais carrément insulté d’être jugé « harmless » (« inoffensif »). En somme, on ne veut pas blesser autrui, mais on veut s’en savoir capable. Comme si l’incapacité à faire souffrir l’autre était synonyme d’impuissance. Comme si, donc, la puissance, celle à laquelle chacun aspire, n’était que la possibilité d’infliger de la souffrance.

Ce que son récit et ses personnages révèlent est au contraire que la cause principale de la douleur infligée n’est pas le sentiment de puissance, mais celui de peur. Son ambition, avouait-elle, était d’appliquer ce qui s’était produit lors de la guerre du Vietnam à un niveau personnel. Des parallèles se retrouvent d’ailleurs dans le roman, en particulier lorsque Lou, l’amant de Yuki, la compare aux victimes vietnamiennes des attaques au napalm en appelant ces dernières « harmless little girls like you » (« petites filles inoffensives comme toi »). Ici, la souffrance infligée est celle du paternalisme et du racisme ‘bienveillant’, puisque Yuki, elle, est Japonaise.

Harmless Like You est disponible en anglais aux éditions Spectre et Norton. Il n’a pas encore été traduit en français.

 

Sources

— Image © Eric Tortora Pato
Shakespeare and Company
Harmless Like You de Rowan Hisayo Buchanan

 

La clarté intime de Tanella Boni

J’ai découvert Tanella Boni par hasard : à l’occasion d’une rencontre, à la Maison de la Poésie, autour du poète Nimrod. La dernière partie de la séance étant consacrée à l’anthologie 120 nuances d’Afrique, plusieurs poètes invités étaient montés sur scène afin de lire leurs propres extraits. Mais ce fut la performance de la poétesse ivoirienne qui me toucha le plus : le calme profondeur de sa voix, la simplicité de ses mots et de ses images, leur efficacité.

Tanella Boni est professeure des universités, essayiste, romancière, auteur jeunesse et poétesse. Née à Abidjan en 1954, elle fait ses études en France, où elle obtient son doctorat de philosophie après une thèse sur « L’idée de vie chez Aristote ».

Son dernier recueil de poésie, paru début 2017 aux éditions Bruno Doucey, s’intitule Là où il fait si clair en moi. D’emblée, elle en fait donc un livre intime, dont les mots reproduiraient une sorte d’espace intérieur caractérisé par sa clarté – espoir à opposer à toutes les cruautés et tous les obscurantismes. Et en effet, si le « je » et l’expérience personnelle se trouvent au cœur des poèmes, ces derniers dépassent largement le vécu individuel, ne serait-ce que par les thèmes qu’ils abordent : le racisme, l’intégrisme religieux, les souffrances des migrants et, au-delà, de tous les opprimés.

« Je parle de ce qui me regarde de si près
L’empreinte indélébile sur ma peau
Mais qu’est-ce qui ne me regarde pas vraiment »

(« Le chemin des éphémères »)

L’ouvrage se compose de sept longs poèmes, chacun constitué de plusieurs parties selon les pages et le blanc typographique. Si leurs sujets sont relativement spécifiques, tels que précisés par leurs titres, l’ensemble du recueil forme une unité cohérente où se retrouvent mêmes thèmes et mêmes images. Ainsi reviennent régulièrement les notions d’invisibilité et de transparence, associées à la couleur de la peau et à l’indifférence vis-à-vis des souffrances de certains. La métaphore du papillon, de même, se fait expression à la fois de l’espoir et de la fragilité.

« Parfois se désagrège la joie
Comme ailes d’un papillon
Pris au piège de la vie »

(« Le chemin des éphémères »)

Les sensations qu’apportent une première lecture des vers de Tanella Boni sont subtiles. On en retient la légèreté, la beauté simple, à peine teintée de nostalgie, l’empathie qui s’en dégage. Et, bien sûr, cette clarté qu’elle annonçait dès le titre, et qui se fait diffuse en nous. C’est que son écriture elle-même est claire, dans le sens de limpide, fluide : sobriété des mots, des tournures, des images qui n’en sont pas moins riches.

Mais la clarté, c’est aussi et surtout cet espoir qu’elle exprime et qu’elle transmet, qui habite tout son recueil. Si ce dernier dit surtout les souffrances et les injustices qui habitent notre siècle, il le fait sans jamais s’appesantir, avec un regard toujours porté vers l’avant. « Autant en emportent les rêves », cinquième poème du recueil, s’ouvre sur une évocation de cet enfant échoué sur une plage, dont la photographie parcourut le monde en 2015.

« Un petit d’homme dormait au clair soleil
À la lumière des yeux du monde
Qui refusait de voir des visages
Sur la mer des traversées »

(« Autant en emportent les rêves »)

Le tableau qu’elle en dresse, basé sur l’euphémisme, préserve par sa légèreté même toute la force tragique de l’image. Il n’est pas question de plonger le lecteur dans les affres de cette souffrance, mais plutôt de retenir ce que ce « visage de l’innocence » permit d’apporter à la prise de conscience sur le vécu et le devenir des migrants.

« Il apporta une lumière infime
Il dessilla un instant les yeux
Qui oublient les rêves perdus »

(« Autant en emportent les rêves »)

Le poème cherche alors précisément à perpétuer cette prise de conscience – à empêcher l’empathie de se détourner, une fois passé le choc initial. En ce sens, la poésie de Tanella Boni est encouragement à persévérer, à voir le beau et l’espoir dans les horreurs du monde.

Mais elle est aussi exaltation de la résistance. Le poème intitulé « Ceux qui ont peur des femmes nues » attaque et dénonce les intégrismes religieux, en s’exprimant aux côtés des « Visages de femmes / Enveloppés d’un voile de contrainte ». Or celles-ci ne sont pas réduites à leur condition d’opprimées : c’est leur résistance, portée par leurs rêves, qui est largement mise en avant. Jusqu’à ce « nous » qui transforme le poème en chant d’espoir et de résistance, rythmé par le refrain : « Nous sommes Bassam et bien plus ».

« Les mots sont mes armes préférées » clame le titre du premier poème, et l’on comprend désormais pourquoi. Si l’humilité de la poétesse lui fait écrire qu’elle n’a « pas la chance d’être un porte-voix », ses mots permettent pourtant aux voix inaudibles de trouver un écho. Surtout, ils invitent, à travers le recueil, à découvrir cette clarté intime qui l’irradie – avant de se faire guides pour aider le lecteur à trouver et entretenir sa propre clarté.

« Allume une étincelle au coin de ton œil
Et traverse le désert vide d’humains
Comme si la vie fleurissait
À toutes portes et fenêtres

Pour connaître les règles
Du monde impersonnel
Dont la violence écrase
Ta frêle présence
N’attends pas que la flamme
S’éteigne en toi. »

(« L’échelle et l’étincelle »)

 

Sources

— Image © Frédéric Lecloux
— Son © Printemps des poètes
— Là où il fait si clair en moi, Tanella Boni, éditions Bruno Doucey, 2017

Les exils de Josef Koudelka

Josef Koudelka : artiste itinérant. Un temps apatride de fait, il le demeura toujours dans l’âme – un choix qu’il revendique, assurant qu’on « ne rentre jamais d’exil ». Or, avant même l’exil effectif (en 1970), sa fascination pour les gitans, à qui il consacra sa première grande série, disait déjà quelque chose de son rapport au lieu. De même, si les êtres ont peu à peu disparu du champ de ses photographies, il faut moins y voir un changement d’intérêts qu’une révélation sur ce que, dès le départ, signifiait leur présence.
L’un des sujets de prédilection de Koudelka fut en effet toujours le lieu dans ses dimensions les plus problématiques et polémiques : l’appartenance ou la non-appartenance, les frontières en tension, les territoires en rupture.

Pourtant, il refusa toujours d’inscrire ses photographies dans un quelconque récit, jugeant que leur rôle n’est pas – ne doit jamais être – de raconter. C’est bien pour cette raison qu’il se refuse à donner des titres explicites à ses œuvres, préférant se contenter des noms de pays. Ce n’est que malgré lui qu’il dut fournir ceux, plus précis, des localités lors de la première publication de Gitans, en 1971 – et s’empressa de corriger ce point lors de la version de 2011, pour laquelle il fut beaucoup plus libre.
Lorsque, envisageant de faire paraître une partie de sa première série dans le magazine Life, Elliott Erwitt et Lee Jones lui demandèrent de confier les anecdotes derrière les clichés sélectionnés, ils n’obtinrent que l’autorisation d’ajouter un court texte sur l’histoire factuelle des Roms – soit de quoi aiguiser la sensibilité du spectateur, sans jamais l’orienter.

Ses photographies elles-mêmes, d’ailleurs, se soustraient à l’anecdotique. Elles privilégient une dimension théâtrale, où seule importe la pose, et donc seulement l’instant où est prise cette pose : non pas ce qui y a mené ni ce qui suivra. Ainsi le cliché évite-t-il le documentaire, en apparaissant détaché d’un plus large contexte.


CZECHOSLOVAKIA. 1956-1960. Polsko. 1958.

L’art de Koudelka se veut donc non anecdotique, non documentaire, non narratif… Est-ce à dire que ses photographies sont vides, ou purement esthétiques ? Anna Fávorá, historienne et critique d’art dont il fut proche, disait ainsi de ses premiers travaux qu’ils privilégiaient l’esthétisation sur le documentaire. Et néanmoins, Koudelka affirme une conception de la photographie qui va justement au-delà de la seule esthétisation. D’après lui, si « tout le monde peut appuyer sur le bouton » de l’appareil, « pour être un vrai photographe il faut avoir quelque chose à dire ».
Mais alors qu’est-ce que dire en opposition à raconter ? Où se situe une œuvre qui refuse aussi bien le narratif que le purement esthétique ?

Koudelka débuta sa carrière sur les planches d’un théâtre, en photographiant les acteurs durant leur répétition. Lorsqu’il put observer les tirages, la réaction d’Otomar Krejca, le metteur en scène de cette première pièce, fut de dire : « Tu mens. Tu mens car tu veux dire la vérité ». Par « mentir » sans doute signifiait-il ses choix, ici d’un cadrage extrêmement resserré, là d’un effet de flou, qui se faisaient nécessairement aux dépens d’une représentation globale et fidèle des scènes observées. Soit, précisément, son refus du documentaire. Il y aurait donc un mode de connaissance de l’événement qui tiendrait à autre chose qu’à une vérité première, évidente et objective (celle du documentaire), et qui nécessiterait le détour par une sorte de « mensonge » pour être transmise au spectateur.

C’est que, pour prendre ces photographies, Koudelka ne demeura pas extérieur au spectacle : au contraire, il monta sur scène, se mêla aux acteurs, s’imprégna de leurs mouvements au point de devenir lui-même partie intégrante de la troupe. Alors seulement, parce qu’il vivait le théâtre au lieu de se contenter de l’observer, il put en transmettre l’essence dans ses clichés. Là tient sans doute la nuance qui correspond à sa conception de la photographie : transmettre au lieu de documenter, dire au lieu de raconter.
Et ce fut ce même rapport qu’il appliqua dans toute la suite de sa carrière – regardant, depuis qu’il voyage, le monde lui-même comme un théâtre.

Dans sa série Gitans, ce ne sont ainsi pas les particularités culturelles qui l’intéressèrent, ni moins encore le témoignage de la misère ou du déracinement tel que pourrait l’attendre le public européen sédentaire. S’il y montre la vie quotidienne des Roms, ce n’est pas sous la forme du reportage, mais en abolissant au contraire la distance avec eux, en offrant le point de vue d’un membre même de cette communauté.


CZECHOSLOVAKIA. Slovakia. Bratislava. 1966. Gypsies.

« Photographier la vie » nécessite pour lui de participer à cette vie, d’être accepté par ceux qui la partagent. Alors semble surgir le principal paradoxe de Josef Koudelka : lui, l’éternel itinérant, l’exilé volontaire qui revendique comme un choix de n’avoir pas de « chez soi », affirme la nécessité d’appartenir dans une certaine mesure aux lieux qu’il ne fait pourtant toujours que traverser.
Mais le paradoxe n’est que de surface. C’est au contraire justement parce qu’il entretient la solitude et rejette toute attache définitive qu’il peut ainsi se mouvoir et s’intégrer parfaitement aux lieux qu’il rencontre. Plus qu’une posture artistique, il s’agit là chez lui d’une véritable éthique de vie.

« People say, « Oh, Josef, he is the eternal outsider, » but on the contrary I try always to be an insider, both as a photographer and as a man. I am part of everything that is around me. »

[« Les gens disent : « Oh, Josef, il s’exclut éternellement », mais au contraire j’essaie toujours de m’inclure, en tant que photographe et en tant qu’homme. Je fais partie de tout ce qui se trouve autour de moi. »]

L’exil n’est ainsi pas vécu comme la perte d’un lieu d’origine qui condamnerait à l’errance, mais comme l’opportunité de réellement vivre, pleinement, sans contrainte ni regret, en tout lieu sur la surface du monde.

« I didn’t want to have what people call a ‘home’. I didn’t want to have the desire to return somewhere. I needed to know that nothing was waiting for me anywhere, that the place I was supposed to be was where I was at the moment. »

[« Je ne voulais pas avoir ce que les gens appellent un ‘chez soi’. Je ne voulais pas avoir besoin de rentrer quelque part. J’avais besoin de savoir que rien ne m’attendait nulle part, que le lieu où j’étais censé être n’était autre que celui où je me trouvais. »]

C’est bien pourquoi, sans doute, il nomme sa série Exils : au pluriel et non au singulier. Parce qu’il ne dit pas l’exil comme un état, une expérience générale, mais ses exils dans leur multiplicité, leurs infinies variétés. Ainsi sa démarche et sa conception ne se rattachent pas à la patrie quittée, à partir de laquelle il vivrait un exil unique et uniforme, le même en tout autre lieu. Ce qu’il vit est au contraire une succession d’exils, tous singuliers : autant, en réalité, que de lieux vécus puis quittés.

Pour Josef Koudelka, photographier nécessite donc une connaissance intime du sujet, non pas intellectuelle mais empirique : il lui faut faire du lieu choisi son ‘chez soi’, certes éphémère, mais entier. Une fois vécue cette appartenance, la photographie peut être prise, car ainsi elle pourra dire l’affect développé, même brièvement, entre l’artiste et son sujet. Alors vient le moment du nouvel exil ; l’œuvre étant créée, l’appartenance effective ayant été immortalisée à travers l’image, l’artiste peut s’en « détacher complètement » :

« I wouldn’t talk about the photographs. I try to separate myself completely from what I do. I try to step back to look at them as somebody who has nothing to do with them. »

[« Je ne pourrais pas parler de mes photographies. J’essaie de me détacher complètement de ce que je fais. J’essaie de faire un pas en arrière et de les regarder comme quelqu’un n’ayant rien à voir avec elles. »]

Et il repart – en attendant la nouvelle appartenance, la nouvelle photographie, le nouvel exil.

 

 

Sources

« La fabrique d’exils », exposition à la Galerie de photographies du Centre Pompidou, du 22 Février au 22 Mai 2017
— Images © Josef Koudelka / Magnum Photos
Josef Koudelka, Nationality Doubtful, éditions Witkovsky, 2014
Josek Koudelka: Exiles, éditions Aperture, 2014
« Josef Koudelka : Prague 68 », émission « Hors-champs » du 17 février 2016 sur France Culture, avec Laure Adler
« La chambre noire de Josef Koudelka », émission « La Grande Table » du 22 février 2017 sur France Culture, avec Olivia Gesbert
« 40 years on: the exile comes home to Prague », Sean O’Hagan pour The Guardian
« “We Are All the Same”: A Conversation with Josef Koudelka », Laura Hubber et Annelisa Stephan pour The Iris