Rowan Hisayo Buchanan était l’invitée de la librairie Shakespeare and Company, le 24 mai dernier. Elle y a lu deux extraits de son premier roman, Harmless Like You, avant de parler de ses inspirations et de son rapport à l’écriture.
Je ne l’avais vue, avant ça, qu’à travers ses photographies. Toutes me renvoyaient l’image d’une grande nostalgie, d’une peine profondément enfouie dans le regard – elle correspondait à cet égard parfaitement à la façon dont j’imaginais Yuki, l’un de ses personnages principaux. Pourtant, c’est une jeune femme drôle et pétillante que j’ai eu le plaisir de découvrir et d’écouter. Une seconde surprise m’attendait d’ailleurs par rapport à sa voix : si, lorsqu’elle lit, s’entend un accent anglais sobre mais clairement identifiable, il devient beaucoup plus ambigu lorsqu’elle se met à parler avec naturel, et semble osciller à sa manière entre l’américain et le britannique.
Rien de tranché, donc, dans sa personne et dans sa parole – exactement comme dans son roman. Le récit, en effet, met en parallèle les histoires d’une mère et du fils qu’elle a abandonné. Yuki, jeune femme dans les années 60, veut se consacrer en priorité à sa carrière d’artiste ; Jay, à l’époque actuelle, est poussé par l’imminence de sa propre paternité à retrouver sa mère. Si seul ce dernier raconte à la première personne, l’intériorité de Yuki nous est également transmise avec une belle subtilité, notamment par le jeu d’une association entre couleur et sentiment.
Harmless Like You est un livre sur l’inévitable transmission de la douleur entre les êtres. Qu’elle soit volontaire ou involontaire, politique ou individuelle, la souffrance vient toujours de l’autre, est toujours infligée à l’autre. Rowan Hisayo Buchanan explore les multiples facettes de cette transmission, des origines aux conséquences, à travers les liens et fractures générationnelles. Elle en livre un tableau poignant mais subtil, douloureux mais jamais pessimiste, porté par une prose aussi simple que travaillée.
Interrogée sur le titre de son oeuvre, la jeune auteure confessait son obsession pour le terme de « harmless ». Elle soulignait en particulier le fait qu’on se sent toujours gêné et désolé d’être considéré « harmful » (ici : « blessant »), mais carrément insulté d’être jugé « harmless » (« inoffensif »). En somme, on ne veut pas blesser autrui, mais on veut s’en savoir capable. Comme si l’incapacité à faire souffrir l’autre était synonyme d’impuissance. Comme si, donc, la puissance, celle à laquelle chacun aspire, n’était que la possibilité d’infliger de la souffrance.
Ce que son récit et ses personnages révèlent est au contraire que la cause principale de la douleur infligée n’est pas le sentiment de puissance, mais celui de peur. Son ambition, avouait-elle, était d’appliquer ce qui s’était produit lors de la guerre du Vietnam à un niveau personnel. Des parallèles se retrouvent d’ailleurs dans le roman, en particulier lorsque Lou, l’amant de Yuki, la compare aux victimes vietnamiennes des attaques au napalm en appelant ces dernières « harmless little girls like you » (« petites filles inoffensives comme toi »). Ici, la souffrance infligée est celle du paternalisme et du racisme ‘bienveillant’, puisque Yuki, elle, est Japonaise.
Harmless Like You est disponible en anglais aux éditions Spectre et Norton. Il n’a pas encore été traduit en français.
Sources
— Image © Eric Tortora Pato
— Shakespeare and Company
— Harmless Like You de Rowan Hisayo Buchanan