Rowan Hisayo Buchanan, Harmless Like You

© Eric Tortora Pato

Rowan Hisayo Buchanan était l’invitée de la librairie Shakespeare and Company, le 24 mai dernier. Elle y a lu deux extraits de son premier roman, Harmless Like You, avant de parler de ses inspirations et de son rapport à l’écriture.

Je ne l’avais vue, avant ça, qu’à travers ses photographies. Toutes me renvoyaient l’image d’une grande nostalgie, d’une peine profondément enfouie dans le regard – elle correspondait à cet égard parfaitement à la façon dont j’imaginais Yuki, l’un de ses personnages principaux. Pourtant, c’est une jeune femme drôle et pétillante que j’ai eu le plaisir de découvrir et d’écouter. Une seconde surprise m’attendait d’ailleurs par rapport à sa voix : si, lorsqu’elle lit, s’entend un accent anglais sobre mais clairement identifiable, il devient beaucoup plus ambigu lorsqu’elle se met à parler avec naturel, et semble osciller à sa manière entre l’américain et le britannique.

Rien de tranché, donc, dans sa personne et dans sa parole – exactement comme dans son roman. Le récit, en effet, met en parallèle les histoires d’une mère et du fils qu’elle a abandonné. Yuki, jeune femme dans les années 60, veut se consacrer en priorité à sa carrière d’artiste ; Jay, à l’époque actuelle, est poussé par l’imminence de sa propre paternité à retrouver sa mère. Si seul ce dernier raconte à la première personne, l’intériorité de Yuki nous est également transmise avec une belle subtilité, notamment par le jeu d’une association entre couleur et sentiment.

Harmless Like You est un livre sur l’inévitable transmission de la douleur entre les êtres. Qu’elle soit volontaire ou involontaire, politique ou individuelle, la souffrance vient toujours de l’autre, est toujours infligée à l’autre. Rowan Hisayo Buchanan explore les multiples facettes de cette transmission, des origines aux conséquences, à travers les liens et fractures générationnelles. Elle en livre un tableau poignant mais subtil, douloureux mais jamais pessimiste, porté par une prose aussi simple que travaillée.

Interrogée sur le titre de son oeuvre, la jeune auteure confessait son obsession pour le terme de « harmless ». Elle soulignait en particulier le fait qu’on se sent toujours gêné et désolé d’être considéré « harmful » (ici : « blessant »), mais carrément insulté d’être jugé « harmless » (« inoffensif »). En somme, on ne veut pas blesser autrui, mais on veut s’en savoir capable. Comme si l’incapacité à faire souffrir l’autre était synonyme d’impuissance. Comme si, donc, la puissance, celle à laquelle chacun aspire, n’était que la possibilité d’infliger de la souffrance.

Ce que son récit et ses personnages révèlent est au contraire que la cause principale de la douleur infligée n’est pas le sentiment de puissance, mais celui de peur. Son ambition, avouait-elle, était d’appliquer ce qui s’était produit lors de la guerre du Vietnam à un niveau personnel. Des parallèles se retrouvent d’ailleurs dans le roman, en particulier lorsque Lou, l’amant de Yuki, la compare aux victimes vietnamiennes des attaques au napalm en appelant ces dernières « harmless little girls like you » (« petites filles inoffensives comme toi »). Ici, la souffrance infligée est celle du paternalisme et du racisme ‘bienveillant’, puisque Yuki, elle, est Japonaise.

Harmless Like You est disponible en anglais aux éditions Spectre et Norton. Il n’a pas encore été traduit en français.

 

Sources

— Image © Eric Tortora Pato
Shakespeare and Company
Harmless Like You de Rowan Hisayo Buchanan

 

La clarté intime de Tanella Boni

J’ai découvert Tanella Boni par hasard : à l’occasion d’une rencontre, à la Maison de la Poésie, autour du poète Nimrod. La dernière partie de la séance étant consacrée à l’anthologie 120 nuances d’Afrique, plusieurs poètes invités étaient montés sur scène afin de lire leurs propres extraits. Mais ce fut la performance de la poétesse ivoirienne qui me toucha le plus : le calme profondeur de sa voix, la simplicité de ses mots et de ses images, leur efficacité.

Tanella Boni est professeure des universités, essayiste, romancière, auteur jeunesse et poétesse. Née à Abidjan en 1954, elle fait ses études en France, où elle obtient son doctorat de philosophie après une thèse sur « L’idée de vie chez Aristote ».

Son dernier recueil de poésie, paru début 2017 aux éditions Bruno Doucey, s’intitule Là où il fait si clair en moi. D’emblée, elle en fait donc un livre intime, dont les mots reproduiraient une sorte d’espace intérieur caractérisé par sa clarté – espoir à opposer à toutes les cruautés et tous les obscurantismes. Et en effet, si le « je » et l’expérience personnelle se trouvent au cœur des poèmes, ces derniers dépassent largement le vécu individuel, ne serait-ce que par les thèmes qu’ils abordent : le racisme, l’intégrisme religieux, les souffrances des migrants et, au-delà, de tous les opprimés.

« Je parle de ce qui me regarde de si près
L’empreinte indélébile sur ma peau
Mais qu’est-ce qui ne me regarde pas vraiment »

(« Le chemin des éphémères »)

L’ouvrage se compose de sept longs poèmes, chacun constitué de plusieurs parties selon les pages et le blanc typographique. Si leurs sujets sont relativement spécifiques, tels que précisés par leurs titres, l’ensemble du recueil forme une unité cohérente où se retrouvent mêmes thèmes et mêmes images. Ainsi reviennent régulièrement les notions d’invisibilité et de transparence, associées à la couleur de la peau et à l’indifférence vis-à-vis des souffrances de certains. La métaphore du papillon, de même, se fait expression à la fois de l’espoir et de la fragilité.

« Parfois se désagrège la joie
Comme ailes d’un papillon
Pris au piège de la vie »

(« Le chemin des éphémères »)

Les sensations qu’apportent une première lecture des vers de Tanella Boni sont subtiles. On en retient la légèreté, la beauté simple, à peine teintée de nostalgie, l’empathie qui s’en dégage. Et, bien sûr, cette clarté qu’elle annonçait dès le titre, et qui se fait diffuse en nous. C’est que son écriture elle-même est claire, dans le sens de limpide, fluide : sobriété des mots, des tournures, des images qui n’en sont pas moins riches.

Mais la clarté, c’est aussi et surtout cet espoir qu’elle exprime et qu’elle transmet, qui habite tout son recueil. Si ce dernier dit surtout les souffrances et les injustices qui habitent notre siècle, il le fait sans jamais s’appesantir, avec un regard toujours porté vers l’avant. « Autant en emportent les rêves », cinquième poème du recueil, s’ouvre sur une évocation de cet enfant échoué sur une plage, dont la photographie parcourut le monde en 2015.

« Un petit d’homme dormait au clair soleil
À la lumière des yeux du monde
Qui refusait de voir des visages
Sur la mer des traversées »

(« Autant en emportent les rêves »)

Le tableau qu’elle en dresse, basé sur l’euphémisme, préserve par sa légèreté même toute la force tragique de l’image. Il n’est pas question de plonger le lecteur dans les affres de cette souffrance, mais plutôt de retenir ce que ce « visage de l’innocence » permit d’apporter à la prise de conscience sur le vécu et le devenir des migrants.

« Il apporta une lumière infime
Il dessilla un instant les yeux
Qui oublient les rêves perdus »

(« Autant en emportent les rêves »)

Le poème cherche alors précisément à perpétuer cette prise de conscience – à empêcher l’empathie de se détourner, une fois passé le choc initial. En ce sens, la poésie de Tanella Boni est encouragement à persévérer, à voir le beau et l’espoir dans les horreurs du monde.

Mais elle est aussi exaltation de la résistance. Le poème intitulé « Ceux qui ont peur des femmes nues » attaque et dénonce les intégrismes religieux, en s’exprimant aux côtés des « Visages de femmes / Enveloppés d’un voile de contrainte ». Or celles-ci ne sont pas réduites à leur condition d’opprimées : c’est leur résistance, portée par leurs rêves, qui est largement mise en avant. Jusqu’à ce « nous » qui transforme le poème en chant d’espoir et de résistance, rythmé par le refrain : « Nous sommes Bassam et bien plus ».

« Les mots sont mes armes préférées » clame le titre du premier poème, et l’on comprend désormais pourquoi. Si l’humilité de la poétesse lui fait écrire qu’elle n’a « pas la chance d’être un porte-voix », ses mots permettent pourtant aux voix inaudibles de trouver un écho. Surtout, ils invitent, à travers le recueil, à découvrir cette clarté intime qui l’irradie – avant de se faire guides pour aider le lecteur à trouver et entretenir sa propre clarté.

« Allume une étincelle au coin de ton œil
Et traverse le désert vide d’humains
Comme si la vie fleurissait
À toutes portes et fenêtres

Pour connaître les règles
Du monde impersonnel
Dont la violence écrase
Ta frêle présence
N’attends pas que la flamme
S’éteigne en toi. »

(« L’échelle et l’étincelle »)

 

Sources

— Image © Frédéric Lecloux
— Son © Printemps des poètes
— Là où il fait si clair en moi, Tanella Boni, éditions Bruno Doucey, 2017